[Blog] Le tirage au sort, un nouveau souffle pour la démocratie – Étienne Crochet
Partager

Constitution de la République française, article 1. La France est une république démocratique. Article 2, alinéa 5. Son principe est : gouvernement du peuple, pour le peuple et par le peuple

Un beau principe qui vient définir notre république dans son texte le plus sacré, la Constitution. Pourtant, les enquêtes d’opinion s’enchaînent les unes après les autres : faut-il reculer l’âge légal de départ à la retraite à 64 ans ? Non répond “le peuple” à 64 % pour Ipsos le 02/02/23, 65 % pour Harris Interactive le 06/02/23, etc… Le gouvernement agirait donc “contre le peuple” ? ou ce n’est juste pas un “gouvernement du peuple” ? D’autres rétorquent que le peuple ne sait pas ce qu’il veut ou n’a pas compris. On assiste depuis plusieurs décennies à une crise institutionnelle de plus en plus flagrante : abstention record, méfiance mutuelle entre les élus et la population, scandales à répétition, corruption, désillusion par rapport aux programmes électoraux, passage en force de réformes impopulaires et ainsi de suite. Cette crise politique se conjugue et renforce la crise écologique mais également socio-économique dans un véritable cercle infernal dont on peine à sortir. Or, il apparaît de plus en plus évident que pour résoudre ces crises il est nécessaire de repenser nos régimes politiques vers bien plus de démocratie et non l’inverse.

Vous avez dit « démocratie représentative » ?

La démocratie est un système d’organisation de la société et de prise de décision. Initialement conceptualisé à Athènes en Grèce Antique, ce système est basé sur la délibération en assemblée, sur l’égalité entre les citoyens à participer à la vie publique ainsi que sur le tirage au sort qui permet à chacun de siéger dans les assemblées ou de détenir une magistrature. Ces mandats n’étaient par ailleurs pas cumulables dans le temps imposant un renouvellement. Les citoyens se trouvaient ainsi tour à tour gouvernant ou gouverné. On désignerait aujourd’hui ce système comme de la démocratie directe puisque le peuple est composé de citoyens participant activement à la politique, c’est-à-dire la gestion de la cité.

Lors de la Révolution française, il y avait plutôt un refus des penseurs de l’époque (à l’exception de certains comme Rousseau) de mettre en place une démocratie. Le discours de l’abbé Sieyès résume parfaitement la direction qui va être prise après la Révolution et au cours du XIXe siècle :  « Les citoyens qui se nomment des représentants renoncent et doivent renoncer à faire eux-mêmes la loi ; ils n’ont pas de volonté particulière à imposer. S’ils dictaient des volontés, la France ne serait plus cet État représentatif ; ce serait un État démocratique»1. La mise en place de l’élection de représentants comme cœur battant de la “démocratie représentative” (on parle à l’époque de régime représentatif en opposition à la démocratie) vient de l’hypothèse de départ sous-jacente à ce régime : le peuple (ou les citoyens, les masses, le terme employé changeant en fonction des époques) n’est pas suffisamment compétent et éduqué pour gérer les affaires publiques et gouverner le pays, il faut donc une élite qui elle dispose des talents nécessaires pour s’en occuper dont la légitimité sera issue des élections. Montesquieu le soulignait déjà en disant que “le suffrage par le sort est de la nature de la démocratie tandis que le suffrage par choix est celle de l’aristocratie”2.  Ces élus auront alors pour tâche de gouverner à la place des citoyens, leur légitimité à diriger venant du vote. Cependant une fois l’élection passée, les élus ne sont contraints en rien pendant leur mandat. C’est le mandat représentatif. La souveraineté du peuple est déléguée et celui-ci n’a plus son mot à dire. L’élection s’est donc construite comme la pierre angulaire de notre régime politique, entraînant dans son sillage le développement des partis politiques, des institutions parlementaires, etc. Il est à noter que d’autres institutions sont considérées aujourd’hui comme clé de la démocratie représentative : la séparation des pouvoirs, les libertés publiques, le suffrage universel, etc.

En France, on retrouve au niveau national un scrutin majoritaire uninominal à 2 tours (élections législatives et élection présidentielle). Pour ce qui est des scrutins territoriaux, on a le même type de scrutin pour les départements mais en binôme (afin d’assurer la parité de genre) tandis que pour les élections municipales et régionales on a un scrutin proportionnel par liste à prime majoritaire. Ce qu’il est important de retenir c’est que ce sont tous des scrutins majoritaires, c’est-à-dire que celui qui dépasse 50% ou arrive en tête obtient la majorité et peut donc mener la politique qu’il veut.

Or on observe depuis maintenant plusieurs décennies, une augmentation inexorable de l’abstention lors des élections et ce pour des causes diverses. Prenons les exemples les plus récents. Lors des élections régionales de 2021 en Ile de France, seul un électeur sur trois a voté, la majorité actuelle, menée par Valérie Pécresse, n’a donc récolté que 14,87 % des suffrages des inscrits. Avec la même logique, Emmanuel Macron n’a reçu que 38,5% des inscrits au 2e tour (20,1 % au 1er). Il a en effet remporté l’élection arrivant en tête au 2e tour (ainsi qu’au premier). Cependant, si on change de lunettes et qu’on regarde le scrutin par un autre angle en tenant compte de l’abstention, une majorité des électeurs n’a pas voté pour Emmanuel Macron. Le mode de scrutin (majoritaire uninominal à 2 tours) ne fait par ailleurs pas la distinction entre les différents types de vote : vote de conviction, vote stratégique, vote de barrage, vote de soutien à certaines mesures seulement. Une voix est une voix, sans nuance.

Attention, la légalité du scrutin n’est nullement remise en cause ici, en revanche la légitimité politique accordée par l’élection est elle particulièrement contestable. L’importance de l’abstention crée ainsi un flou. La souveraineté populaire ne s’est ainsi pas, ou insuffisamment, exprimée et donc le différend politique (au sens de choix de société) n’est pas tranché. L’abstention est un poison lent car il sème justement le doute. On ne connaît pas l’opinion du reste de la population. Or cela crée une déconnexion entre les élus qui se sentent légitimes à mener la politique qu’ils souhaitent et les citoyens qui se révèlent parfois majoritairement contre les politiques publiques misent place. C’est une explication possible d’ailleurs aux mouvements sociaux importants et majeurs des dernières décennies (contre la loi travail, les gilets jaunes, mobilisation contre la réforme des retraites). L’abstention fait qu’il n’y a pas de majorité politique à mener telle ou telle réforme.

Des propositions variées mais insuffisamment structurantes

Afin de tenter de corriger cet effondrement du système représentatif et cette crise institutionnelle, plusieurs propositions émergent régulièrement dans le débat public. En premier lieu, le mode de scrutin. Afin d’obtenir une meilleure représentation politique, le scrutin proportionnel intégral sans seuil est le scrutin par excellence. Toutes les opinions politiques sont alors représentées dans l’instance délibérative, l’équilibre des forces à l’instant t est figé et un compromis doit alors être trouvé pour gouverner. La coalition va mécaniquement représenter au moins 50% des électeurs (en considérant que ces derniers ne sont pas contre l’accord de coalition) augmentant sa légitimité. On peut également chercher à réduire l’abstention en augmentant la formation et sensibilisation au vote à l’école, en donnant une valeur (laquelle ? le débat reste ouvert) au vote blanc, par plus d’informations en amont du vote (distribution de la propagande électorale, explication des compétences de l’échelon territorial, etc), voir aller jusqu’au vote obligatoire mais aussi en tentant de rétablir la confiance dans les élus en luttant plus efficacement contre l’influence des lobbys, en revoyant le financement des partis, par plus de transparence, etc.

Toutefois, les quelques mesures (parmi une infinité d’autres) présentées ci-dessus restent dans le même cadre, celui du régime représentatif et de l’élection comme pinacle de la démocratie. Le vote n’est pas l’alpha et l’oméga de la démocratie, il n’en est qu’un outil, avec ses avantages mais aussi ses limites abordées précédemment. Or, on observe une aspiration de plus en plus importante au sein de la population d’aller plus loin que ce système représentatif, et donc vers plus de démocratie participative, voire de démocratie directe. Il nous faut donc réfléchir à des réformes plus structurantes qui sortent du cadre établi en cherchant à le dépasser.

Le cas de la convention citoyenne

Suite à la crise des gilets jaunes, une convention citoyenne pour le climat a été convoquée pour répondre à la crise climatique dans un esprit de justice sociale. Cette convention a réuni 150 citoyens tirés au sort. L’assemblée ainsi formée a une représentation sociologique fidèle du pays (âge, genre, classe sociale, etc). Les citoyens ont alors été formés aux enjeux climatiques puis ont délibéré en groupe de travail plusieurs mois. Le mode de décision choisi au sein des groupes a généralement été la recherche du consensus par la délibération, ce dernier étant confirmé par des votes presque unanimes (plus de 75 % à l’exception de certaines propositions) en assemblée plénière. Les 150 propositions issues de cette convention ont été unanimement saluées pour leur cohérence, leur maturité (des juristes avaient retranscrit une partie des propositions), leurs ambitions et leur équilibre par les ONG, les scientifiques, les experts de la question climatique et autres parties prenantes. Malheureusement, cette assemblée n’étant que consultative, le passage ensuite par le gouvernement et le parlement a très largement édulcoré ces mesures, notamment sous le poids des lobbys industriels, réduisant considérablement leurs portées et leurs impacts sur la crise climatique.

Parmi les différents points, et notamment objections, qu’on peut faire à une convention citoyenne, j’aimerais m’attarder sur un seul : quelle légitimité a une assemblée tirée au sort ? Trois arguments donnent légitimité au tirage au sort. Le premier est la légitimité descriptive. En effet, le tirage au sort donne un échantillon représentatif du pays (loi des grands nombres), c’est donc comme si le peuple entier prenait lui-même la décision. Il faudrait toutefois à l’avenir un échantillon plus important que 150 (au hasard 500) en utilisant comme pour la convention citoyenne une correction statistique (méthode des quotas ou autre). On a ensuite l’argument de la légitimité procédurale. L’élection assure, a priori, l’égale opportunité de choisir ses représentants tandis que le tirage au sort assure l’égale chance d’être un représentant. Le tirage au sort permet tour à tour d’être gouverné et gouvernant. C’est cette vertue que recherchait la démocratie athénienne. Il existe cependant un biais de sélection lorsque le tirage au sort est volontaire et non obligatoire puisque cela tend à favoriser les personnes avec un capital social et culturel qui se sentent légitime à prendre la parole. Enfin, le dernier argument, et sûrement le plus fort, est la légitimité épistémique, c’est-à-dire la plus grande qualité de la décision. En effet, une assemblée tirée au sort présente une diversité cognitive plus importante, une liberté plus grande car non soumis aux promesses électorales ni d’enjeu de réélection et enfin les tirés au sort présentent plus d’humilité du fait du mode de sélection. Ces différents critères aboutissent à une délibération plus riche, un exemple très parlant étant le film “Douze hommes en colère”. 

Vers des réformes en profondeur pour plus de démocratie

En conclusion, il nous faut réfléchir à des solutions plus structurantes venant changer en profondeur notre rapport à la société et nos modes d’organisation, nous permettant de disposer des outils pour faire face aux crises actuelles et à venir. Le tirage au sort est un outil qui pourrait s’avérer puissant. Celui-ci viendrait compléter l’élection et non pas la remplacer comme certains peuvent le craindre. On pourrait dans un premier temps envisager de l’intégrer dans les communes avec des maires tirés au sort pour les petites communes et la moitié des conseils municipaux pour les villes plus grandes. Suite à cela, ce dispositif mixte pourrait être étendu aux autres échelons locaux jusqu’à aboutir à une 3e chambre nationale de plein droit, égale à l’Assemblée Nationale. On aurait alors d’un côté une représentation politique et de l’autre une représentation sociologique. Le Sénat garderait son rôle de représentation des territoires bien que c’est une chambre qui mériterait à être également réformée.

Bien d’autres outils n’ont pas été abordés dans ce texte mais doivent également faire l’objet d’attention. On peut citer le mandat impératif (à opposer au mandat représentatif), une séparation accrue de la justice vis-à-vis de l’exécutif, consacrer du temps à la formation à la démocratie des futurs citoyens, développer les initiatives citoyennes pour leur donner plus de poids, instaurer la démocratie sociale dans les entreprises, notamment publiques, par la cogestion voir l’autogestion, etc. La solution n’existe pas et il est impératif de s’attaquer à la crise démocratique que les pays occidentaux traversent par un ensemble de mesures complémentaires venant donner un nouveau souffle à nos régimes politiques. Cela induira de repenser en profondeur nos sociétés car cela nécessitera sans aucun doute de réduire le temps de travail marchand au cours de nos vies pour pouvoir consacrer du temps au travail démocratique et politique par exemple. Pour terminer ce texte, relisons ensemble l’article 6 de notre Constitution : “La Loi est l’expression de la volonté générale. Tous les citoyens ont droit de concourir personnellement, ou par leurs Représentants, à sa formation.” Le temps est venu de réclamer ce droit.

Étienne Crochet

Notes

  1. Discours du 7 septembre 1789, Archives parlementaires de 1787 à 1860, Librairie administrative de Paul Dupont, 1875
  2. Montesquieu, De l’esprit des lois, 1748

Pour aller plus loin