Quelques réflexions post campagne municipale, sur l’écologie et la culture…
A l’échelle de la planète, la croissance du PIB dépend fortement de la consommation des ménages et inversement. En mathématiques on appelle ça une équivalence. La croissance est aussi directement liée à la consommation d’énergie et à l’utilisation des ressources naturelles. Il a été démontré que le découplage de la croissance et des émissions de gaz à effet de serre (GES) était irréalisable (1, 6). Ce tandem croissance/consommation est à l’origine d’une grande partie des problèmes environnementaux de notre temps : dérèglements climatiques, pollution, biodiversité. Ce que l’on a appelé « la société de consommation », la réalisation de soi par l’opulence matérielle, n’est pas viable à long terme. La croissance sans fin dans un monde aux ressources finies n’est ni réaliste, ni équilibrée. Nous devons, d’une manière ou d’une autre, rompre ce lien entre l’accumulation de biens matériels et la catastrophe environnementale.
Le livre La prospérité sans croissance (1) de Tim Jackson offre un regard intéressant sur la mise en place d’une société prospère (au sens « heureuse ») sans passer par l’augmentation sans fin du PIB. Il analyse le rapport au bonheur dans différents pays : comment accroitre le bien-être et réduire les inégalités sans croissance. De nombreuses études sont citées, notamment des comparaisons de réalisation de soi, comparaison des espérances de vie en fonction du revenu par habitant, etc. Les auteurs dégagent plusieurs facteurs accroissant le bonheur : le niveau de sécurité, le système de santé, le système éducatif et… l’opulence matérielle. Une de ces études met en avant l’augmentation du bonheur avec le niveau d’opulence relative à l’entourage : « je suis heureux parce que j’ai plus que mon voisin »… les sciences cognitives pourraient évidemment relier cette relativité à des aspects de la psyché humaine, au sein d’un groupement humain. En effet il doit être sécurisant de se sentir en meilleure posture que les autres. Et cela dépend évidemment des pays, des catégories socio-professionnelles…
En réfléchissant à comment sortir de ce paradigme mortifère, une analyse des échanges par Michel Serres m’est revenue à l’esprit. Cette petite démonstration ouvre des perspectives sur la recherche du bonheur partagée : «Si vous avez du pain, et si moi j’ai un euro, si je vous achète le pain, j’aurai le pain et vous aurez l’euro et vous voyez dans cet échange un équilibre (…). Mais, si vous avez un sonnet de Verlaine, ou le théorème de Pythagore, et que moi je n’ai rien, et si vous me les enseignez, à la fin de cet échange-là, j’aurai le sonnet et le théorème, mais vous les aurez gardés. Dans le premier cas, il y a un équilibre, c’est la marchandise, dans le second il y a un accroissement, c’est la culture.» (2)
L’idée serait de préférer la réalisation de soi par la culture et non par l’échange marchand et la possession, préférer « l’accroissement à l’échange » selon les mots employés par Michel Serres. Si l’on met évidemment de côté les besoins primaires, on doit pouvoir limiter les effets de la société de consommation par la culture : ne plus être motivé par la possession d’objets à durée de vie limitée (et dont le besoin a souvent été créé par la publicité) mais par le savoir, le plaisir de la découverte d’une œuvre.
Un autre aspect de la question concerne les inégalités : les réduire sans accroissement du PIB demeure un scénario largement inconnu, et considéré comme infaisable par beaucoup d’économistes. Or on sait aujourd’hui que le compromis social sur lequel repose nos sociétés occidentales, la méritocratie, est une fable. Ce concept permet de considérer les inégalités comme moralement acceptables au prétexte qu’elles seraient le reflet de la quantité de travail fournie. On « mérite » notre réussite matérielle parce que l’on a beaucoup travaillé. Les études statistiques et sociologiques réfutent totalement cette vision : on a 3 à 4 fois plus de chances de devenir cadre quand on est fils de cadre que fils d’ouvrier (3,4,5). Le capital culturel (acquis ou familial) est un discriminant social fort qui contribue à l’absence d’égalité des chances. Agir par des politiques culturelles d’envergure peut permettre à la fois de sortir de ces rêves d’opulence matérielle infinie et de réduire les inégalités.
Nous avons besoin de politiques publiques culturelles différentes.
Aujourd’hui elles sont beaucoup trop axées sur l’offre, elles devraient être tournées vers l’instruction et la jeunesse. LE problème des politiques publiques c’est qu’elles sont travesties en moyens de communication : le responsable politique se gargarise d’avoir permis l’organisation d’un festival, d’une expo, fait venir tel artiste connu, etc., alors que l’obsession d’une politique culturelle devrait être l’instruction, les écoles de théâtres, les conservatoires, les centres culturels. Aucune attachée de presse ne va travailler à la promotion des chiffres d’inscription au conservatoire, certes, cela ne fera pas les gros titres. Cela aboutit a des programmations tape-à-l’œil et redondantes, « j’ai fait venir Patrick Bruel, dans ma commune », « j’ai créé un musée de la photo »… les élus se posent rarement la question de l’intérêt d’un concert de Patrick Bruel dans une politique culturelle (sachant qu’il joue déjà partout en France) et le fait que le musée de la photo ne sera visité que par des gens déjà amateurs de photos. Une politique culturelle doit être en priorité éducative, permettre aux gens de découvrir des œuvres et des disciplines. Elle doit dans la mesure du possible financer les parties les moins industrielles de la culture. Une politique culturelle doit permettre d’augmenter les places en conservatoire, créer des écoles de théâtre, de photos et surtout promouvoir ces dispositifs, les proposer gratuitement ou à des tarifs très faibles afin de lutter contre les logiques d’auto-censure (très présentes dans les milieux populaires).
La politique culturelle d’une collectivité ne doit pas avoir comme but premier l’augmentation des échanges marchands et l’amélioration de l’image d’un élu, mais l’augmentation du niveau d’instruction, le fameux sonnet de Verlaine de Michel Serres. Une politique culturelle d’envergure peut nous sortir de cette recherche d’opulence matérielle, réduire les inégalités, aider à la réalisation de soi par des cours de violoncelle, de théâtre ou de danse, que l’on soit enfant, ado, ou adulte… et peut-être enfin en finir avec l’expérience douloureuse (que l’on a tous vécu) de la citation dont on ne connait pas l’auteur, de la moue circonspecte quand un ami parle de musique baroque ou de la vie dramatique de Billie Holiday.
François Poitou
Références
1 Tim Jackson – La prospérité sans croissance, Deboeck Superieur
2 Michel Serres – Entretien dans le journal Libération – 28 avril 2009
3 Camille Peugny, Le destin au berceau. Inégalités et reproduction sociale, Seuil
« dans la France d’aujourd’hui, sept enfants de cadres sur dix exercent un emploi d’encadrement quelques années après la fin de leurs études. À l’inverse, sept enfants d’ouvriers sur dix demeurent cantonnés à des emplois d’exécution. » (p. 9)
5 https://www.books.fr/meritocratie-nouvelle-aristocratie/
6 https://www.vice.com/fr/article/qj4z9p/la-croissance-verte-est-un-mythe